La part des enfants by Claire Michaud-Destriau & Claire Michaud-Destriau

Auteur:Claire Michaud-Destriau & Claire Michaud-Destriau [Claire Michaud-Destriau]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: De Borée
Publié: 2023-07-06T00:00:00+00:00

La journée avançait. Après le déjeuner, j’avais retiré mes chaussures. Les pieds nus dans l’herbe rêche, je savourais la liberté de mouvement de mes orteils, leur légèreté et la fraîcheur des brins sous ma peau. Pointant un index en direction de ma cheville, Martin m’interrogea sur le papillon gravé au-dessus de la malléole.

— Une lubie d’adolescente. Mais je ne regrette pas mon choix. Un petit message à ma mère pour lui dire mon appétit pour la liberté : le papillon qui déploie ses ailes. C’était naïf, surtout si on considère la vie éphémère d’un papillon sur terre.

« Surtout si on considère la prison dans laquelle ce papillon fut enfermé pendant sept longues années. »

— Tout dépend de ce qu’on fait de ce temps sur terre.

— Dis-moi, Martin, pourquoi as-tu tout abandonné pour devenir berger ?

Sur le profil du trentenaire, les traits se durcirent aussitôt. L’homme ne pivota pas vers moi, ne laissa rien percevoir de ce que ma question remuait en lui. Au contraire, il continua de contempler la montagne, mais il prit son temps avant de me répondre :

— J’avais besoin de changer de vie.

Impossible d’effacer le sourire de la jeune femme sur les photos que j’avais découvertes. Ma curiosité était exacerbée. Je crois que je voulais savoir aussi si le champ était libre.

— Tu n’as jamais été en couple ?

— Qui t’a fait croire ça ?

Dans sa réplique perçait une pointe d’âpreté, mais surtout la crainte d’avoir été démasqué, en quelque sorte.

— Je… Aucune idée. Je disais ça comme ça, m’amendai-je.

Il s’assit dans l’herbe. Je l’imitai. En enserrant ses mains autour de ses jambes repliées, il me donna un coup de coude dans le bras.

— Oh, pardon. Je n’ai pas fait exprès.

Après un temps de silence brisé par le cri d’un aigle fendant le ciel, il commenta :

— À toi non plus vivre à deux ne t’a pas porté chance.

Sa réplique me fit l’effet d’un coup de poignard dans l’estomac. Alors qu’il laissait ses mots ricocher en moi, Martin sembla chercher comment poursuivre. Je me dis que, s’il persistait dans ses propos, j’allais devoir redescendre dans la vallée, quitter ce lieu paisible et protecteur que le berger risquait de souiller dans les secondes à venir. Alors qu’il choisit de développer un peu plus son idée, je formulais le vœu qu’un esprit plein de sagesse saurait lui dicter la prudence.

— Parfois, un piège se tend. Avant qu’on s’en rende vraiment compte, il est déjà trop tard. Et pourtant, il faut trouver la force de se libérer. Sinon on crève.

Tellement vrai.

Il tourna son visage vers moi, insista pour que je le regarde.

— Léna… Léna ! Je suis désolé d’avoir été… maladroit au début. Je n’avais pas deviné ce que tu avais traversé, et…

Au fond de ma gorge, je sentis la peine renaître comme au premier jour. Un poids qui soudain m’écrasait la poitrine, chagrin tenace qui prenait toute la place. Mon bébé perdu. Mon enfant assassiné. Le viol vidangé avec l’embryon que j’avais fait passer. Les années de violence et la responsabilité que je croyais encore mienne, la culpabilité de n’avoir pas su réagir.

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