Du thé pour les fantômes by Chris Vuklisevic & Chris Vuklisevic

Auteur:Chris Vuklisevic & Chris Vuklisevic [Chris Vuklisevic & Vuklisevic, Chris]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Denoël
Publié: 2023-03-16T11:30:30+00:00

Mémoire scellée

Tout s’étale là, sous les lampes vertes de la salle de lecture. Une feuille pour chaque joie et douze pour chaque malheur. Les certificats de naissance et de décès, les contrats de mariage, les adresses successives. Voilà ce qui reste de soi, après. La paperasse, on a beau l’éviter toute sa vie, c’est au bout du compte notre seul vestige sur la Terre.

Les premiers papiers, les plus anciens, remontent quatre siècles en arrière. 1500 et quelques. Depuis les pages craquantes, encombrées de boucles illisibles et d’abréviations bizarres, jusqu’aux livrets plus souples de la fin XIXe, revient le même nom : celui d’Adélaïde, nourrice-oracle de Provence.

Les graphies diffèrent mais le reste correspond. Sa naissance au village de Rocabiera, devenu Roquebillière. Son cinquième mariage, à Nice, à l’âge de deux cent soixante-dix ans, avec Zacario Zamora – un jeune majordome espagnol de vingt-neuf ans. Leur mort ensemble, dans leur maison niçoise, trente-cinq ans plus tard – aucun motif déclaré. Les deux douzaines d’accouchements consignés dans le carnet tenu par Adélaïde, jusqu’au dernier d’entre eux, en 1850 : la naissance de Carmine, à Nice.

Juste avant cette page-ci, dans le livret, une feuille manque. N’en demeure qu’un liseré déchiré, comme un reste d’étiquette mal découpée dans la couture d’un vêtement. Cette feuille n’a pas disparu. On sait où elle se cache : sous scellé, quelque part, dans un carton au nom d’équation mathématique, parmi les boîtes interdites. Pour l’en sortir, il faudrait l’autorisation de quelqu’un, d’un type très haut placé, très important, qui ne signe rien d’aussi insignifiant, encore moins pour les archives historiques qui n’ont jamais d’urgence, puisque leurs papiers parlent de gens morts et de villes disparues.

De Carmine, en revanche, à part cette dernière feuille du journal qui détaille le jour de sa naissance, on ne trouve aucune trace dans toutes les archives. Théodore est formel. Si Carmine est née à Nice en 1850, elle n’y a rien accompli d’autre qui mérite qu’on en garde ici le souvenir.

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